Se lancer dans la gouvernance partagée

retour sur mon expérience avec Coworking Pays basque

Quelle belle idée que la gouvernance partagée ! Mais en pratique, comment l'introduire dans une organisation déjà en place ? Au sein de l'association Coworking Pays basque, nous avons appliqué le principe suivant :

Ceux qui exercent le pouvoir peuvent décider que leur mandat est de partager le pouvoir, c'est à dire que leur rôle n'est plus de prendre les décisions, mais plutôt de faciliter la prise de décision par les (autres) membres de l'organisation.

Une fois cet engagement pris, le véritable défi est de l'honorer ! Cela a été pour nous le début d'une aventure humaine, avec ses remises en question et ses bonheurs, à laquelle je suis fier d'avoir contribué. En tant que dernier président de cette association désormais en fonctionnement horizontal, j'ai tenu un rôle particulier dans le démarrage et le déroulement de cette transition. Voici, exprimées de mon point de vue, quelques clefs de cette histoire :

  1. Prendre le pouvoir pour le partager
  2. Mettre en pratique et tenir bon
  3. Transformer les espaces de décision
  4. Soutenir les acteurs du changement

Prendre le pouvoir pour le partager

Dirigeant épuisé : qui veut prendre le relais ?

© 2017, Benoît Bryon Creative Commons License

Dans le courant de l'année 2014, Jean-Christophe, président historique de l'association, demande à passer le relais. Nous voilà donc réunis en conseil d'administration pour renouveler le bureau, dont le poste de président. Mais de prime abord, aucun d'entre nous n'est volontaire ! Comment sortir de l'impasse ?

Plusieurs choses émergent de nos discussions :

  • aucun de nous ne souhaite laisser tomber ce projet porteur de sens et en plein essor ;
  • le poste de président nous semble trop lourd pour une seule personne. D'où la fatigue du précédent président. Et d'où l'absence de candidats pour la succession ;
  • notre association a déjà un fonctionnement très participatif : la plupart des coworkers donnent un coup de main, chacun à sa manière, pour assurer le fonctionnement commun ;
  • dans ce collectif, nous nous sentons en confiance les uns envers les autres.

Note

Nous commençons à discerner que la présidence, telle que nous la vivons dans ce groupe, n'est qu'une façade : un contact officiel pour les instances extérieures et un repère familier pour les adhérents en interne. L'opérationnel, lui, est d'ores et déjà réparti entre les coworkers.

Partager ces ressentis nous permet d'imaginer une coopération ! Nous convenons de diviser la présidence en deux parties que nous estimons complémentaires : Franck prend la partie « externe » avec les relations avec d'autres acteurs du territoire ; je prends la partie « interne » avec les relations entre coworkers. Cette répartition nous permet à tous deux d'envisager sereinement notre engagement. La décision est entérinée dans la foulée !

Pour ma part, je ne souhaite pas avoir une posture de dirigeant, dans le sens où je déciderais à la place des autres. Je me sens équivalent aux autres coworkers. L'idée est donc simple : je ne veux pas du pouvoir, je veux le partager !

Ces prises de décision sont déjà de grands pas ! C'est un point de bascule vers un changement d'organisation. Reste à honorer cet engagement...

Mettre en pratique et tenir bon

Quand les réunions sont ouvertes... et que personne n'a le temps d'y être

© 2017, Benoît Bryon Creative Commons License

Au début de mon mandat de co-président, je ne sais pas bien dans quoi je mets les pieds. Je suis armé d'une pratique des méthodes agiles [6] et de la conviction qu'un fonctionnement « chacun son rythme » est la bonne voie [1]. Cela me suffit pour avancer confiant sur ce chemin, pas à pas.

Très vite, avoir le titre officiel de « co-président » a présenté des avantages non négligeables :

  1. il confère à son porteur une aura certaine. Bien sûr il convient d'en user sagement pour qu'elle rime davantage avec confiance qu'avec autorité ;)
  2. il agit comme un aimant à idées, problèmes et questions… ce qui est un atout fantastique pour commencer à y réagir différemment ;
  3. enfin il représente le pouvoir, tant que le partage de celui-ci n'est pas encore acquis. Ce pouvoir ne sera donc pas utilisé pour arrêter le processus de partage de la gouvernance dès la moindre inquiétude !

Co-président donc, j'ai tenu, plus ou moins consciemment, et avec plus ou moins de bonheur, un rôle de « chantre [2] de la gouvernance partagée ». À la recherche des processus pour répartir les tâches, coordonner les actions et partager les décisions, je me souviens avoir tâtonné et m'être trompé… et avoir insisté.

Parmi les moments de doute, je me rappelle par exemple que nous avions organisé des réunions « de coordination », régulières et ouvertes à tous, pour y prendre ensemble les décisions. Pendant longtemps nous nous y sommes retrouvés à deux ou trois, membres du conseil d'administration de surcroît ! Comment ne pas se décourager quand nous faisons des efforts pour passer le relais et que personne ne s'en saisit ? Est-ce que ce seront toujours les mêmes qui s'y colleront, par devoir et non par envie ? Aujourd'hui ces réunions sont mieux suivies [3], mais quelle solitude au départ !

Il s'est en effet passé un long moment avant que le fonctionnement « sans chef » s'enracine. Et finalement, c'est dans la durée que se révèle le rôle de « chantre de la gouvernance partagée » : oeuvrer, pas à pas et patiemment, pour que la représentation collective du pouvoir change et s'incarne dans de nouveaux espaces partagés.

Transformer les espaces de décision

Cher Conseil d'Administration, pour noël je voudrais...

© 2018, Benoît Bryon Creative Commons License

Dans le rôle de chantre de la gouvernance partagée, je me souviens avoir tenu une position particulière au sein du conseil d'administration (CA). Celui-ci est alors, comme l'indiquent les statuts de l'association à mon arrivée, l'organe principal d'exercice du pouvoir :

L'association est dirigée par un Conseil d'Administration [...] chargé de proposer et de mettre en oeuvre les orientations définies par l'assemblée générale.

Une de mes batailles a été que le CA renonce à prendre des décisions en son sein, c'est à dire lors de ses réunions, mais aussi au cours d'échanges par e-mail sur la liste de diffusion interne réservée à ses membres.

Concrètement, dans des situations où j'ai senti que le CA s'apprêtait à prendre des décisions, je suis intervenu en disant « ce sujet est intéressant, mais le CA n'est pas le lieu pour en décider », et j'ai proposé des pistes pour déplacer la prise de décision. Ces interventions, souvent amenées alors que les discussions étaient déjà bien entamées, ont pu être perçues comme des sources de complication et des freins à la résolution des problèmes. Et cette suspicion a été exacerbée lorsqu'un sentiment d'urgence était présent ou bien que les membres du CA se sentaient eux-mêmes personnellement concernés par le sujet !

L'idée que j'ai défendue est que, hormis quelques décisions de sauvegarde, l'immense majorité des décisions gagnent à être portées en d'autres lieux et moments, hors du huis clos d'un conseil d'administration [4] , ne serait-ce que pour être partagées avec les personnes concernées au sein du collectif.

Y'a qu'à ... ? Faut qu'on ... ? Viens en parler en coordination, je t'accompagne !

© 2018, Benoît Bryon Creative Commons License

Pour que cela fonctionne, il nous a évidemment fallu d'autres espaces de décision. Chez Coworking Pays basque, nous avons commencé par la mise en place de réunions de coordination régulières. Elles sont l'espace de décision le plus simple d'accès : tous les coworkers peuvent venir y soumettre une idée et en retour y recevoir un avis, et bien souvent le mandat pour mener une action et les décisions qui l'accompagnent.

Et donc, les membres du CA ont pris le parti de rediriger les sujets qui leur étaient présentés vers les réunions de coordination, en facilitant si besoin l'expression des sujets et leur accueil au sein du collectif. Ainsi, le conseil d'administration a progressivement renoncé à prendre les décisions en interne et a délégué la prise de décision aux personnes qui portent les actions.

C'est comme ça que nous avons commencé véritablement à partager le pouvoir de décider et d'agir ! Après deux ans d'expérimentation, les statuts de l'association sont modifiés, et le conseil d'administration y est transformé officiellement en conseil d'animation :

Les missions du conseil d'animations sont : [...] faciliter, animer, prendre soin du fonctionnement collectif [...]

Soutenir les acteurs du changement

Quand la personne dont on attend un conseil est elle-même déboussolée...

© 2018, Benoît Bryon Creative Commons License

Au cours de cette belle aventure, nous avons malgré tout connu des épisodes de tension, relativement éprouvants pour les individus comme pour le collectif. Je me souviens de moments où je n'étais moi-même pas serein, de moments où j'ai exprimé agacement ou colère, et d'autres où j'ai ressenti déception et lassitude. Et je sais ne pas être le seul à avoir vécu cela.

Clairement, l'apparition de tensions semble inévitable, inhérente au fonctionnement d'un collectif. Le dynamisme de notre association et le changement de gouvernance n'ont fait, en vérité, que le souligner. Ce qui me semble déterminant par contre, c'est la manière d'accueillir et de répondre à ces tensions. De façon générale, des mécanismes pour « prendre soin les uns des autres » me paraissent aujourd'hui souhaitables dans toutes organisations. Et dans le contexte particulier d'un changement de gouvernance tel que je l'ai vécu avec Coworking Pays basque, j'aurais apprécié davantage de moyens ciblés sur le soutien des acteurs de ce changement.

Au sein de Coworking Pays basque, nous avons eu la chance de former une équipe de personnes sensibles à la gouvernance partagée [5] , dont un professionnel de la coopération. Sans leurs retours positifs et leurs relais, il n'est pas sûr que j'aurais tenu le cap. Alors si c'était à refaire, j'essaierai tout au moins de sécuriser l'accès à ces mécanismes de soutien.

Voici, pour illustrer cette intention, quelques idées de mise en application, à adapter pour de prochains projets :

  • Expliciter le rôle. En début de chaque réunion du Conseil (ou équivalent pour votre organisation), une personne déclare à haute voix prendre le rôle de partage de la gouvernance. Elle se manifestera si elle sent que le Conseil est en train de prendre une décision à la place du collectif plutôt que de faciliter la prise de décision par les membres de celui-ci.
  • Relayer. Si la personne qui porte le rôle de partage de la gouvernance amène elle-même un sujet qui appelle une décision, alors dans les discussions sur ce sujet elle « prêtera » son rôle à quelqu'un d'autre, de sorte à ne pas être juge et partie dans la prise de décision.
  • Accueillir la fragilité. Si un membre du collectif se sent affecté par le processus ou par le résultat d'une décision, il a accès à un espace pour exprimer ce ressenti, sans que cela appelle nécessairement à modifier la décision. Pour les personnes qui oeuvrent à partager la gouvernance, ces rendez-vous seront particulièrement utiles dans les expérimentations, par nature pas toujours heureuses du premier coup.

Rétrospective

Je suis très fier d'avoir contribué à ce changement de gouvernance au sein de l'association Coworking Pays basque, et très content de tout ce que j'ai pu, et que je peux encore y apprendre. Alors je recommande volontiers cette expérience à d'autres : quel chemin parcouru par les individus et par le collectif !

Voici quelques repères pour replacer cette histoire dans le temps et donner un aperçu de la durée du processus de transformation…

Astuce

Sur le conseil avisé de Sylvain, nous avons expérimenté d'abord et changé les statuts de l'association ensuite, deux ans plus tard, à la lumière de ce qui est réellement vécu par le collectif. Dans l'intervalle, le conseil d'administration a eu le courage de jouer le double jeu de sa propre succession : assumer les responsabilités et déléguer les actions.

  1. L'association Coworking Pays basque est créée.
  2. Alors télétravailleur, je découvre l'association et deviens coworker.
  3. J'entre au Conseil d'Administration. Quelques mois plus tard, je prends la fonction de co-président.
  4. Le conseil d'administration expérimente la délégation de pouvoir auprès de groupes d'action et dans les réunions de coordination.
  5. Les statuts de l'association officialisent la gouvernance partagée. Le « Conseil d'Administration » est renommé « Conseil d'Animation ».
  6. L'hypothèse du « retour d'un leader » est explicitement refusée lors de l'assemblée générale. Je ne me représente pas au CA pour que d'autres fassent leur expérience.

Que l'aventure continue !

Notes & références

[1]Je suis (encore) convaincu que le coworking gagne à se pratiquer avec une gouvernance organique, à l'image de sa communauté d'usagers. Il n'y a pas de relations de subordination entre les coworkers ; chacun est libre dans son travail ; chacun choisit son usage des ressources mutualisées selon son rythme et ses moyens. Pourquoi créer de la subordination dans l'organisation qui nous rassemble ?
[2]"Chantre", "zélateur", "pilier", "champion", "défenseur", ... choisissez le vocabulaire qui vous correspond ;)
[3]Les réunions de coordination rassemblent davantage de personnes, car nous avons trouvé d'autres sources de motivation... Mais cette histoire est trop longue pour une note de bas de page !
[4]Quel est alors le rôle du conseil d'administration ? À mon sens, le conseil d'administration a un rôle cadre à jouer dans la mise en place des conditions pour que les décisions soient prises sereinement au sein du collectif. Parmi ces conditions, citons l'attention bienveillante portée à tous les membres du collectif, l'adéquation à la charte éthique et au projet de l'association, la connaissance fine des mécanismes de gouvernance, la prise de recul, etc. Mais cette histoire aussi vaut bien un autre article sans doute :)
[5]Merci aux membres du conseil d'administration qui ont largement contribué à la démarche de partage de la gouvernance !
[6]http://agilemanifesto.org/iso/fr/manifesto.html